21
Quand enfin je me réveillai, je restai un long moment allongé dans la lumière dorée du matin qui baignait la chambre de Zebra, à ruminer mes rêves jusqu’à ce qu’ils se dissipent.
Pendant la nuit, le cyberguérisseur avait fait dans le miraculeux, grâce à une science médicale incroyablement avancée par rapport à tout ce que nous connaissions sur Sky’s Edge. La blessure n’était plus qu’une étoile blanchâtre de peau neuve et les dommages résiduels étaient surtout psychologiques – le refus de mon cerveau d’accepter que ma jambe soit de nouveau tout à fait capable de jouer son rôle. Je me levai, pour voir, et fis quelques pas maladroits jusqu’à la plus proche fenêtre, en négociant les différences de niveau, les meubles s’écartant délicatement pour me faciliter le passage.
À la lumière du jour, ou de ce qui passait pour tel à Chasm City, le gouffre qui occupait le cœur de la ville avait l’air encore plus proche, encore plus vertigineux. J’imaginais l’attraction qu’il avait pu exercer sur les premiers explorateurs de Yellowstone, qu’ils soient nés dans des cuves robotisées ou venus, au péril de leur vie, à bord des premiers vaisseaux spatiaux. Le nuage de gaz chauds vomi par le gouffre était sûrement visible de l’espace quand les conditions atmosphériques étaient favorables.
Qu’ils s’en soient approchés en crawleurs ou qu’ils soient arrivés en crevant les bancs de nuages, la première fois qu’ils avaient vu le gouffre, ils n’avaient pu qu’avoir le souffle coupé. Quelque chose avait blessé la planète, des centaines de milliers d’années auparavant, et cette grande plaie béante n’avait jamais cicatrisé. Certains étaient descendus dans les profondeurs, disait-on, équipés seulement de fragiles combinaisons pressurisées, et avaient trouvé des richesses suffisantes pour fonder des empires. Ceux-là avaient pris bien soin de garder ces richesses pour eux. Mais ça n’avait pas empêché d’autres aventuriers de venir tenter leur chance. Autour de ces risque-tout s’étaient agglomérés les premiers balbutiements de ce qui finirait par devenir la Cité du Gouffre.
Aucune théorie satisfaisante n’expliquait la formation du gouffre. Toutefois, la caldeira environnante – où se nichait Chasm City, à l’abri des vents, des glaciers d’ammoniac et de méthane, des dégâts provoqués par les crues éclair – laissait imaginer un événement catastrophique, et plutôt récent, sur l’échelle du temps géologique, pour avoir résisté à l’érosion et aux mécanismes de déformation tectoniques. On supposait que Yellowstone avait frôlé de près sa voisine, la géante gazeuse, que le noyau de la planète s’était gorgé d’énergie, et que le gouffre était l’un des moyens par lesquels cette énergie se dissipait lentement dans l’espace. Il fallait bien que quelque chose ait ouvert cette soupape de sûreté. Certaines théories évoquaient l’intrusion dans la croûte de petits trous noirs ou de quarks – les constituants élémentaires de la matière –, mais personne ne savait vraiment ce qui s’était passé. Il y avait aussi des rumeurs et des contes de fées : des histoires d’extraterrestres qui auraient foré la croûte, preuve que le gouffre était d’une certaine façon artificiel, sinon délibérément fabriqué. Peut-être ces extraterrestres étaient-ils venus ici pour la même raison que les êtres humains, pour les ressources énergétiques et chimiques du gouffre. Je voyais très nettement les tuyaux tentaculaires que la cité plongeait par-dessus la lèvre du cratère, comme des doigts avides.
— Ne faites pas semblant de ne pas être impressionné, dit Zebra. Il y en a qui tueraient pour avoir une vue comme ça. Quand j’y pense, j’en connais qui ont dû tuer pour une vue comme ça.
— Je n’en serais pas étonné.
Zebra était entrée dans la pièce sans faire de bruit. J’avais d’abord cru qu’elle était nue, mais pas du tout. Seulement, sa robe était tellement translucide qu’elle aurait aussi bien pu être vêtue de brume.
Elle me rapportait mes vêtements des Mendiants, nettoyés et soigneusement pliés.
Je vis alors qu’elle était très mince. Sous le film gris-bleu de sa robe, son corps était orné, des pieds à la tête, de rayures noires qui épousaient ses courbes, ombrant la région pubienne. Les rayures avaient pour effet de gommer et en même temps de souligner les courbes et les angles de son corps, de sorte qu’elle se métamorphosait à chaque pas. Ses cheveux formaient une brosse raide qui courait le long de son dos et s’arrêtait au-dessus du renflement rayé de ses fesses. Elle ne marchait pas, elle glissait, comme une danseuse de ballet, ses petits pieds pareils à des sabots l’ancrant au sol plus qu’ils ne supportaient son poids. Je me dis que, si elle avait voulu participer au Grand Jeu, elle aurait fait une redoutable prédatrice. Après tout, elle m’avait chassé, moi, ne serait-ce que pour gâcher le plaisir de ses ennemis.
— Sur la planète d’où je viens, dis-je, cette tenue serait considérée comme provocante.
— Mais nous ne sommes pas sur Sky’s Edge, répondit-elle en posant mes vêtements sur le canapé. Nous ne sommes même plus à Yellowstone. Dans le Dais, on fait plus ou moins ce qu’on veut, conclut-elle en passant ses mains sur ses hanches.
— Pardon si je suis indiscret, mais vous êtes née comme ça ?
— Absolument pas. Je n’ai même pas toujours été une femme, d’ailleurs, et je ne resterai probablement pas comme ça toute ma vie. Je n’aimerais pas qu’on m’appelle Zebra jusqu’à la fin de mes jours. Qui aimerait être prisonnier d’un corps, d’une identité ?
— Je ne sais pas, répondis-je sans me mouiller. Mais sur Sky’s Edge, la modification corporelle était hors de portée de la plupart des gens.
— Ça, j’imagine que vous étiez trop occupés à vous entre-tuer…
— C’est un résumé plutôt réducteur de notre histoire, même s’il n’est pas trop éloigné de la vérité. Mais qu’en savez-vous, en réalité ?
Je pensais, depuis qu’elle était entrée dans la pièce, au rêve troublant du campement de Cahuella, et à la façon dont Gitta m’avait regardé dans le rêve. Gitta et Zebra n’avaient pas grand-chose en commun, mais dans l’état de confusion où j’étais plongé depuis mon réveil, je transférai machinalement certains des attributs de Gitta sur Zebra : sa sveltesse, ses pommettes hautes et ses cheveux noirs. Je trouvais Zebra assez attirante, à sa façon, même si je n’avais jamais partagé une chambre avec une créature – humaine ou non – aussi étrange.
— J’en sais suffisamment, fit Zebra. Certains d’entre nous sont assez perversement intéressés par le sujet. Ça nous paraît à la fois amusant, malsain et terrifiant.
J’eus un mouvement de menton en direction des gens incrustés dans le mur, et que j’avais pris pour une œuvre d’art.
— Je trouve assez terrifiant ce qui s’est passé ici.
— Oh, ça l’a été. Mais nous avons survécu, et ceux qui s’en sont sortis n’ont pas connu la phase véritablement atroce de la peste. À côté de la peste, la guerre semble très étrangère. L’ennemi, c’était notre ville, notre propre corps.
Elle était debout à côté de moi, à présent, et je la trouvai soudain très attirante. Je lui pris la main et la plaquai sur ma poitrine.
— Qui êtes-vous, Zebra ? Et pourquoi m’aidez-vous, en réalité ?
— Je pensais vous avoir répondu, hier soir…
— Je sais, mais… fis-je d’un ton qui me parut manquer de conviction. Ils me cherchent encore, n’est-ce pas ? La chasse n’a pas pris fin parce que vous m’avez amené dans le Dais ?
— Tant que vous resterez ici, vous serez en sécurité. Mon appartement est électroniquement sécurisé, alors ils ne pourront pas détecter votre implant. Et de toute façon, le Dais est hors limite du Grand Jeu. Les organisateurs ne tiennent pas à attirer l’attention sur eux.
— Alors, il va falloir que je reste ici jusqu’à la fin de mes jours ?
— Non, Tanner. Plus que deux jours et vous serez tranquille.
Elle retira sa main de la mienne, me caressa la tête et trouva la bosse sous laquelle était logé l’implant.
— La chose que Waverly vous a mise dans la tête est programmée pour cesser d’émettre au bout de cinquante-deux heures. C’est comme ça qu’ils aiment s’amuser.
— Cinquante-deux heures ? L’une des petites règles auxquelles Waverly a fait allusion ?
Zebra acquiesça d’un mouvement de la tête.
— Ils ont expérimenté différentes durées, évidemment.
C’était trop long. La piste de Reivich était déjà assez froide comme ça. Dans deux jours, je n’aurais plus aucune chance de le retrouver.
— Pourquoi jouent-ils ? demandai-je, curieux de confronter sa réponse avec ce que m’avait dit Juan, le gamin du rickshaw.
— Par désœuvrement, répondit-elle. Il y a beaucoup de post-mortels, ici. Même maintenant, depuis la peste, la mort n’est plus qu’un lointain souci pour nous. Peut-être pas aussi lointain qu’il y a sept ans, mais elle ne constitue plus la force motrice qu’elle doit encore être pour un mortel comme vous. Cette petite voix à peine audible qui vous incite à faire les choses aujourd’hui parce que demain il pourrait être trop tard… la plupart d’entre nous ont simplement cessé de l’entendre. Depuis deux cents ans, la société de Yellowstone ne change plus guère. Pourquoi créer une immense œuvre d’art demain quand on peut espérer en faire une encore plus belle d’ici cinquante ans ?
— Je comprends, fis-je. Enfin, en partie. Ça devrait être différent maintenant, non ? Je croyais que la peste vous avait pour la plupart rendus à nouveau mortels ? Qu’elle avait foutu en l’air les droggs, les médechines, comme vous dites, que vous aviez dans vos cellules ?
— En effet. Nous avons dû ordonner à nos médechines de s’autodétruire, de se changer en poussière inoffensive, sans quoi elles nous auraient tués. L’ennui, c’est que la médiation des procédures de réécriture de l’ADN étant très dépendante des médechines, l’application des techniques génétiques était devenue difficile. Les seuls qui étaient à l’abri des problèmes, ou à peu près, étaient ceux qui avaient hérité de leurs parents le gène d’extrême longévité, seulement c’était une infime minorité.
— Bon, mais tout le monde n’a pas eu non plus à renoncer à l’immortalité.
— Non, bien sûr que non… fit-elle avec un soupir. Les Hermétiques, vous les avez vus… Eh bien, ils ont toujours en eux ces médechines qui remédient en permanence à la dégradation de leurs cellules. Mais le prix à payer, c’est qu’ils ne peuvent se déplacer librement dans la ville. Ils ne peuvent quitter leur palanquin que dans quelques environnements dont ils sont sûrs qu’ils sont vierges de spores résiduelles de peste, et même comme ça, il y a toujours un petit risque.
Je braquai sur Zebra un regard spéculatif.
— Vous n’êtes pas une Hermétique, pourtant. Vous n’êtes plus immortelle ?
— Si, Tanner… Mais ce n’est pas aussi simple.
— Alors ?
— Après la peste, certains d’entre nous ont trouvé un nouveau procédé grâce auquel nous pouvions conserver nos médechines – la plupart, du moins – et continuer à nous déplacer librement dans la ville. C’est une sorte de remède, une drogue. Elle a beaucoup de propriétés, et personne ne sait comment elle marche, mais en tout cas, soit elle protège nos machines contre la peste, soit elle neutralise l’efficacité des spores de peste qui pourraient entrer dans notre corps.
— Et… de quoi s’agit-il ?
— Ça, Tanner, vous n’avez sûrement pas envie de le savoir.
— Imaginez que je m’intéresse aussi à l’immortalité ?
— C’est vrai ?
— Disons que c’est une hypothèse.
— C’est bien ce que je pensais, fit Zebra avec un hochement de tête entendu. Là d’où vous venez, l’immortalité est une sorte de luxe inutile, n’est-ce pas ?
— Pour ceux qui ne descendent pas des momios, oui.
— Les momios ?
— C’est ainsi que nous appelions les dormeurs qui étaient sur le Santiago. Ils étaient immortels. Mais pas l’équipage.
— Nous ? Vous parlez comme si vous étiez à bord avec eux.
— Simple lapsus. Ce qu’il y a, c’est qu’il n’est pas très intéressant d’être immortel si on n’a aucune chance de survivre plus de dix ans sans se faire tirer dessus ou sans tomber dans une embuscade. Et puis, avec le tarif qu’imposent les Ultras, personne ne pourrait se le permettre même s’il le voulait.
— Et vous l’auriez voulu, Tanner Mirabel ? demanda-t-elle.
Là elle m’embrassa, fit un pas en arrière et riva son regard au mien, exactement comme Gitta, dans mon rêve.
— J’ai envie de faire l’amour avec vous, Tanner. Ça vous choque ? Ça ne devrait pas. Vous êtes un homme séduisant. Vous êtes différent. Nous ne boxons pas dans la même catégorie ; vous ne comprenez même pas les règles du jeu. Mais j’imagine que vous y joueriez assez bien si vous le vouliez. Je me demande ce que nous allons faire de vous…
— J’ai le même problème, dis-je. Mon passé est un pays étranger pour moi.
— Joli. Sauf que ce n’est pas très original.
— Désolé.
— Enfin, c’est vrai, d’une certaine façon, n’est-ce pas ? C’est ce que m’a dit Waverly : quand il vous a scrappé, il n’a rien trouvé de net. Il a dit que c’était comme s’il avait essayé de recoller un vase cassé en mille morceaux. Non ; ce n’est pas tout à fait ce qu’il a dit. Il a dit que c’était comme essayer de recoller deux ou trois vases cassés, dont les pièces auraient été mélangées.
— L’amnésie du réveil, dis-je.
— Peut-être. La confusion avait l’air un peu plus profonde que ça, d’après Waverly. Mais ne parlons plus de lui.
— D’accord. Vous ne m’avez toujours pas parlé de cette drogue.
— Pourquoi vous y intéressez-vous tant ?
— Il se pourrait que je sois déjà tombé dessus. C’est l’Onirozène, n’est-ce pas ? C’est là-dessus que votre sœur enquêtait, et c’est pour ça qu’elle a été tuée, hein ?
Elle réfléchit longuement avant de répondre :
— Dites-moi, cette houppelande… ce n’est pas la vôtre ?
— Non. Un cadeau d’un bienfaiteur. Quel rapport ?
— Elle aurait pu me faire penser que vous essayiez de me piéger. Mais vous ne savez pas grand-chose sur l’Onirozène, hmm ?
— Je n’en avais pas entendu parler il y a deux jours.
— Alors, il y a quelque chose que vous devriez probablement savoir, fit Zebra. Je vous en ai injecté une petite dose, hier soir.
Elle me montra un petit pistolet de mariage en bronze contenant une fiole d’Onirozène encore pleine.
— Pardon ?
— Oh, pas beaucoup, je vous assure. J’aurais probablement dû vous en parler, mais vous étiez blessé, épuisé, et comme c’est à peu près sans danger… l’Onirozène protège ceux qui ont encore des machines dans l’organisme, et il recèle aussi des propriétés curatives, en général. C’est pourquoi je vous l’ai administré. Mais il faudrait que j’en retrouve.
— Et ce n’est pas facile ?
Elle esquissa un demi-sourire et secoua la tête.
— Disons que ça devient plus compliqué. À moins que vous ne soyez en contact direct avec Gédéon.
Je m’apprêtais à lui demander ce que signifiait sa remarque à propos de ma houppelande, mais elle avait dévié le cours de mes pensées. Le nom qu’elle venait de prononcer ne me disait rien.
— Gédéon ?
— C’est un baron du crime. Personne ne sait grand-chose à son sujet, ni quelle tête il a, ni où il vit. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il contrôle la distribution d’Onirozène dans la ville, et que ses sbires prennent leur boulot très au sérieux.
— Et qu’ils ont réduit l’approvisionnement ? Au moment où tout le monde y est accro ? Je devrais peut-être aller lui dire deux mots, à ce Gédéon…
— Doucement, Tanner. Gédéon n’est pas un ange.
— On dirait que vous avez payé pour le savoir.
Elle s’approcha de la fenêtre et passa la main sur la vitre.
— Comme vous dites. Je vous ai parlé de Mavra. Eh bien, c’est avec les sbires de Gédéon que ma sœur fricotait.
— C’est eux qui l’ont tuée ?
— Je n’en ai pas la preuve, mais c’est ce que je pense. Mavra croyait qu’ils nous étranglaient, qu’ils restreignaient l’approvisionnement de la seule substance dont la cité avait besoin. L’Onirozène est un produit dangereux, Tanner – il n’y en a pas assez pour tout le monde, et pourtant, c’est la substance la plus précieuse au monde pour la plupart d’entre nous. Ce n’est pas seulement le genre de chose pour laquelle les gens s’entre-tuent ; c’est le genre de chose pour laquelle les gens font la guerre.
— Elle voulait convaincre Gédéon d’augmenter les quantités ?
— Mavra n’était pas aussi naïve. C’était une pragmatique. Elle savait que Gédéon ne céderait pas aussi facilement. Mais si elle pouvait trouver comment le produit était fabriqué, ce que c’était au juste, elle pourrait répandre cette information et quelqu’un d’autre pourrait la synthétiser. Et elle aurait brisé le monopole.
— Je l’admire d’avoir essayé. Elle devait savoir que ça lui vaudrait de se faire tuer.
— Oui. Elle était comme ça. Rien n’aurait pu la dissuader d’aller jusqu’au bout. Je… je lui avais promis que s’il lui arrivait quelque chose, je…
— Vous reprendriez le flambeau, c’est ça ?
— Quelque chose dans ce goût-là.
— Il n’est peut-être pas trop tard. Quand tout ça sera fini… dis-je en portant la main à ma tête. Je vous aiderai peut-être à trouver Gédéon.
— Pourquoi feriez-vous une chose pareille ?
— Vous m’avez aidé, Zebra. C’est le moins que je puisse faire.
Et puis, me dis-je, Mavra me ressemblait beaucoup. Elle était peut-être sur le point de découvrir ce qu’elle cherchait. Dans ce cas, ceux qui se souvenaient d’elle – et je me comptais parmi eux, maintenant – lui devaient bien de poursuivre sa tâche. Mais il y avait encore autre chose.
Quelque chose à propos de Gédéon, et de ce qu’il me rappelait – assis au centre de son réseau comme une araignée au centre de sa toile, se croyant invulnérable et tout-puissant. Je repensai à Cahuella, à ce qui m’était passé par la tête pendant mon sommeil.
— L’Onirozène que vous m’avez administré… c’est pour ça que j’ai fait ces rêves bizarres ?
— Il fait parfois cet effet. Surtout si c’est votre première dose. C’est pour ça qu’on l’appelle l’Onirozène. Il agit sur le cerveau, sur les connexions nerveuses. Mais ce n’est qu’une partie de son action.
— Ça m’a rendu immortel ?
Zebra laissa glisser sa robe de brume sur ses épaules. Je l’attirai à moi.
— Pour aujourd’hui, oui, répondit-elle en me regardant dans les yeux.
Je me réveillai avant Zebra, remis la tenue des Mendiants qu’elle avait nettoyée et fis sans bruit le tour de l’appartement jusqu’à ce que je trouve ce que je cherchais : l’énorme arme avec laquelle elle m’avait sauvé, qu’elle avait abandonnée dans un coin de son appartement avec la même négligence que si c’était un parapluie. Sacrée pièce d’artillerie. Elle aurait été à sa place sur Sky’s Edge ; là, elle avait quelque chose d’obscène. D’un autre côté, mourir l’était aussi.
Je soulevai l’arme. Un fusil à plasma. Je n’avais rien manié qui ressemblât exactement à ça, mais les commandes étaient placées de façon logique et les voyants affichaient des variables familières. C’était une arme très délicate, et j’estimai que ses chances de rester opérationnelle étaient minces si elle entrait en contact avec le virus de la peste. Mais ce n’était pas une raison pour la laisser traîner ainsi.
— Ce n’est pas prudent, Zebra, dis-je tout haut. Pas prudent du tout.
Je repensai aux événements de la nuit précédente. Elle n’avait eu qu’une idée en tête : s’occuper de ma blessure. Il était peut-être compréhensible qu’elle ait lâché l’arme près de la porte et l’ait oubliée, mais c’était quand même de la négligence. Je reposai l’arme sans bruit.
Zebra dormait toujours quand je retournai dans la chambre. Je marchais sur la pointe des pieds, en essayant d’éviter de faire bouger les meubles, de peur que le bruit et le mouvement ne la réveillent. Je trouvai sa houppelande et fouillai dans ses poches.
Des billets – des tas de billets.
Et des chargeurs pour le fusil à plasma. Je fourrai l’argent et les chargeurs dans les poches de la houppelande que j’avais fauchée à Vadim – celle que Zebra avait trouvée tellement intéressante –, et me demandai s’il fallait lui laisser un mot ou non. En fin de compte, je trouvai une plume et du papier – après la peste, les systèmes d’écriture à l’ancienne avaient dû redevenir à la mode –, lui écrivis que je lui étais reconnaissant de tout ce qu’elle avait fait pour moi, et en particulier de m’avoir offert une sorte de sanctuaire, mais que je n’étais pas du genre à attendre deux jours pour savoir si j’étais encore pourchassé.
En sortant, je pris le fusil à plasma.
Sa télécabine était toujours à l’endroit où elle l’avait garée, dans une anfractuosité de la façade adjacente à son appartement. Là encore, elle avait fait preuve de précipitation – le véhicule était sous tension, et le panneau de commande encore allumé n’attendait que les instructions.
Je l’avais regardée manœuvrer et je pensais que la conduite était semi-automatique – le pilote n’avait pas besoin de choisir les câbles à suivre, il utilisait simplement les manettes et les commandes des gaz pour diriger le véhicule dans une direction donnée et ajuster la vitesse. Les processeurs internes de la cabine faisaient le reste, sélectionnant les câbles qui permettaient d’atteindre la destination désirée ou à peu près, avec quelque chose qui avoisinait l’efficacité maximale. Si le conducteur voulait emmener la voiture dans une partie du Dais où il n’y avait pas de câbles, il était probable que le véhicule refuserait l’instruction, ou qu’il choisirait une voie de contournement qui aboutirait à l’endroit désiré.
Et pourtant, il fallait peut-être plus d’habileté pour manœuvrer ce genre de véhicule que je ne l’imaginais, parce que, au début, le parcours s’accompagna de secousses insupportables, comme une barque ballottée par la tempête. Je réussis malgré tout à faire avancer l’appareil, descendant dans le labyrinthe du Dais sans savoir où j’allais au juste. C’est-à-dire que j’avais une destination en tête – une destination très précise, en fait –, mais l’activité de la nuit semblait avoir affecté mon sens de l’orientation, et je n’avais pas idée de l’endroit où se trouvait l’appartement de Zebra, en dehors du fait qu’il était près du gouffre. Au moins, maintenant, il faisait jour. Le soleil matinal gravissait la paroi de la Moustiquaire, et la vue portait très loin au bout de la cité. Je commençais à reconnaître certains bâtiments aux déformations caractéristiques que j’avais dû voir la veille, sous des angles différents ou à d’autres hauteurs. Il y avait un bâtiment qui ressemblait de façon surnaturelle à une main humaine levée vers le ciel, les doigts allongés en radicelles qui se fondaient avec d’autres, émanant de structures adjacentes. Là, il y avait un bâtiment qui ressemblait à un chêne, et plus loin un foisonnement, une écume de bulles fracassées, pareille à un visage défiguré par une maladie effroyable.
Je dirigeai la voiture vers le bas, et le Dais s’éleva au-dessus de moi comme un pont fantôme à la texture étrange, dans l’arrière-pays désert qui le séparait de la Mouise. Le trajet devint plus chaotique – moins de points d’ancrage pour la cabine, et des glissades plus longues, plus vertigineuses, alors qu’elle descendait les câbles isolés.
Je me disais que Zebra avait dû remarquer mon absence, à l’heure qu’il était. Quelques moments lui suffiraient pour s’apercevoir qu’elle avait perdu son arme, son argent et son véhicule – mais que pourrait-elle y faire ? Si le Grand Jeu était omniprésent dans la société du Dais, Zebra et ses alliés seraient bien mal placés pour porter plainte contre moi. Zebra devrait expliquer ce que je faisais chez elle, Waverly serait impliqué et il apparaîtrait qu’ils étaient des saboteurs.
La Mouise apparut en dessous de moi, avec ses rues tortueuses, inondées, et ses taudis poussant les uns sur les autres comme des excroissances malsaines. Des panaches de fumée montaient dans le ciel, au-dessus des petits braseros, et il y avait de la lumière. Au moins, cet endroit était habité. Je voyais même des gens, dehors, des rickshaws et des animaux, et si j’avais ouvert la portière du véhicule, je me disais que j’aurais senti l’odeur de ce qui cuisait ou brûlait sur ces braseros.
La voiture fit une embardée et commença à tomber.
C’est alors qu’une alarme retentit dans le cockpit. Puis le déplacement reprit, plus ou moins normal, mais la vitesse de descente de la cabine me parut plus rapide que ne le commandait la prudence. Qu’était-il arrivé ? Le câble avait-il lâché ou le véhicule avait-il simplement manqué une prise, tombant, l’espace d’un instant, avant de retrouver une nouvelle ligne ?
Je finis par regarder le tableau de bord et je repérai, sur un minuscule écran, une représentation schématique de la cabine. Un carré rouge clignotait autour de la zone endommagée.
L’appareil avait perdu un de ses bras.